Déterminisme et stochastique

Publié le 21 Février 2017

Le déterminisme en tant que vision philosophique, mais aussi en tant que déduction logique des travaux scientifiques, trouve son origine dans les travaux de chercheurs du siècle des Lumières en France. Le premier à mentionner l’idée fut le baron d’Holbach (1723-1789), dans un ouvrage intitulé Système de la nature, publié en 1770. Dans cet ouvrage, il indique :

« Dans (…) La plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n'y a pas une seule molécule de poussière ou d'eau qui soit placée au hasard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d'après les causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu'elle ne fait.»

Il s’agit ici de l’idée fondamentale exprimant de façon philosophique le déterminisme des lois de la nature. Si ces lois ne laissent pas de place au hasard, alors chaque élément physique, en relation les uns avec les autres, détermine l’ensemble des relations et des interactions qui ont ensuite lieu. Le contenu philosophique de cette idée novatrice et perturbante, a été ensuite formulée par Laplace de façon plus explicite en 1814 :

« Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

Ces philosophes pensaient toujours que l’être humain était hors nature. Mais si nous nous voyons comme faisant partie de la nature, alors la formulation de Laplace a des conséquences d’une grande ampleur. Nous même, en tant qu’être composés d’atomes et de molécules, ne sommes que le résultat de toutes les interactions entre molécules nous composant. Nous sommes alors le résultat du déterminisme des molécules nous composant. Nous avons l’impression d’être libres, via l’illusion de notre réflexion, vue comme une conscience indépendante des éléments matériels. Mais si nos réflexions, nos idées, nos émotions, ne sont que le résultat d’interactions d’atomes et de molécules dans notre corps et dans notre cerveau, en interactions avec les atomes et molécules de notre environnement, alors la conséquence est assez lourde et sans issue. Nous ne somme que le résultat de ces interactions, nous avons l’illusion de pouvoir décider par nous même, mais chaque émotion, chaque décision, chaque mouvement, n’est que le résultat de réactions chimiques à l’intérieur de notre corps. Ces réactions chimiques obéissent à des lois, qui sont déterministes, qui sont déterminées par leurs conditions initiales. Donc si d’Holbach et Laplace ont raison, nous ne sommes que des automates dont le comportement est totalement déterminé par les conditions initiales. Nous pouvons finalement faire n’importe quoi, courir nus dans la rue en hurlant, trucider tous les passants que nous rencontrons, nous comporter de façon civilisée, tenter d’être la personne la plus originale possible ou alors la plus anodine possible, tout cela ne sera que la résultante des réactions chimiques déterministes ayant lieu à l’intérieur de notre corps.

Il n’existe à ma connaissance que trois façons de nous sortir de cette situation philosophique et de nous penser comme des êtres libres, capables de décider notre propre devenir.

  1. La religion. Les êtres humains primitifs, ne comprenant pas leur environnement, ont inventé des êtres suprêmes avant de tenter de comprendre le monde par des méthodes plus concrètes et logiques. Dans ce contexte, tout est acceptable. La religion peut tout expliquer : les miracles, les contingences, les complexités multiples. L’explication est que nous sommes des hamsters dans le monde sensible, et qu’un Etre suprême joue avec nous et nous observe. OK, ceci est une possibilité. Mais je la considère comme difficilement compatible avec ma profession. Je ne peux pas concevoir un chercheur scientifique « croyant ». Il faut stopper le travail de recherche scientifique, même tout travail intellectuel, et devenir prêtre. Puisque l’Etre suprême est supposé pouvoir changer les lois de la nature, alors pourquoi tenter de les comprendre ? Nous ne sommes pas des hamsters. Bref, pour moi un chercheur croyant en un être suprême souffre d’une incohérence intrinsèque. Je ne peux pas accepter ceci, ou alors j’accepterai mon statut de hamster et stopperai toute tentative de compréhension du monde.
  2. Avec les travaux de Henri Poincarré à la fin du XIXe siècle, revisités avec l’avènement de la théorie du chaos dans les années 1960, une échappatoire philosophie a été rendue possible. Il s’agit de la dépendance sensitive en les conditions initiales. Un système déterministe, pour lequel les équations sont fixées et donc déterminées, peut avoir un comportement erratique et chaotique. Même en connaissant presque parfaitement les conditions initiales d’un tel système, nous avons une très légère incertitude, et cette très faible incertitude, via la chaos de la loi d’évolution, va amener à une solution chaotique imprédictible. Dans un tel système, les propriétés chaotiques (prouvées mathématiquement) de la loi d’évolution, vont nous sauver du déterminisme. Via le chaos, nous sommes sauvés et pouvons à nouveau revendiquer un libre arbitre. Ce libre arbitre provient dans ce cadre, du fait que nos décision sont liées à nos choix personnels, et non aux conditions initiales dont nous avons oublié les informations via le caractère chaotique de nos lois d’évolution. L’invention du chaos, par Poincarré, puis mis en évidence informatique et théorique dans les années 1960 et 1070, nous permet de nous extraire du problème fondamental du déterminisme de Laplace-Holbach.
  3. La troisième voie pour s’extraire du déterminisme des équations de la physique n’est ni religieuse, ni mathématique, mais liée à la physique. Jusqu’au début des années 1900, les lois de la physique étaient déterministes, dans le sens où le hasard (aussi appelée aléatoire, ou processus stochastique) n’intervenait nullement dans les équations. L’équation de la gravitation (la pomme de Newton) ne faisait pas intervenir le hasard : F=ma, la force est le produit de la masse par l’accélération. Les équations de Einstein pour la relativité ne faisaient pas non plus place au hasard. Ce n’est qu’au moment de l’introduction de la mécanique quantique, en considérant des très petites échelles, pour ce qui concernait les particules élémentaires, que les physiciens ont fait appel à des concepts probabilistes dans leurs équations. Même si celles-ci ont été questionnées par Einstein en particulier, qui était toujours assez mal à l’aise philosophiquement, disant symboliquement que « Dieu ne joue pas aux Dés », cette approche probabiliste pour la mécanique quantique s’est imposée par la suite. Les équations de la physique, au niveau microscopique, font maintenant appel au hasard et le déterminisme de Laplace ne s’y applique plus. Le cadre général des équations de la physique à ces échelles a perdu de son caractère intuitif, mais s’est débarrassé du problème du déterminisme.

Les équations de Navier-Stokes, décrivant les mouvements des éléments de fluide, et par extension tout fluide dans notre univers sensible, aussi bien les lacs, les rivières, les océans, l’atmosphère, que les plasmas (avec adjonction d’autres équations) dans les étoiles et dans les planètes gazeuses, amènent également à se questionner sur la place du déterminisme. D’un côté les équations sont parfaitement déterminismes : elles ne font aucune place au hasard dans leur formulation mathématique. Un océan peut être vue comme un simulateur grandeur nature de certaines équations parfaitement déterminées, que nous ne savons pas résoudre, mais que la nature, par des méthodes inconnues pour nous, parvient à résoudre de façon rapide et exacte. D’un autre côté ces équations sont chaotiques. Nous faisons ici appel au cas n°2 nous permettant de nous extraire du déterminisme : on ne fait pas appel à un dieu hypothétique pour cacher notre propre incompréhension (et oublier notre propre intelligence), nous ne faisons pas appel aux lois de la mécanique quantique, qui concernent des entités bien plus petites que ce qui nous concerne ici. Non, nous considérons simplement l’aspect chaotique des équations de base régissant le mouvement de tous ces éléments de fluide. Ces équations ont des propriétés chaotiques, c’est même la base du concept de chaos proposé par Poincarré puis Lorenz dans les années 1960. Une solution particulière des équations de Navier-Stokes, ne peut pas être suivie numériquement avec certitude au-delà d’un certain horizon. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les prévisions météorologiques n’ont aucune possibilité de prévoir le temps au-delà de 15 jours environ. Les équations ne le permettent pas, quelle que soit la puissance des ordinateurs utilisés.

Finalement, le chaos intrinsèque des équations régissant notre monde sensible (l’océan, l’atmosphère, les étoiles…) nous permet de penser que le déterminisme de Laplace ne limite pas la liberté que nous pensons posséder dans nos actions quotidiennes.

En fait, le déterminisme de Laplace nous touche le plus via les mouvements moléculaires et les réactions chimiques ayant lieu à l’intérieur de notre corps. Ces réactions sont-elles chaotiques ? Peut-être que oui, d’une certaine façon. Mais nous aimons également à voir notre fonctionnement interne comme obéissant à des lois plus déterministes (un souci, un médicament). Il faudra alors choisir notre interprétation philosophique de notre propre fonctionnement : soit nous avons du chaos à l’intérieur de nous-même, et pouvons nous sentir libres, capables de décider par nous-même en dehors des déterminismes de nos molécules, soit nous sommes déterminés par nos réactions moléculaires mais il faudra abandonne l’idée philosophique de notre propre liberté. Si nous voulons tout maitriser d’une façon déterministe, alors acceptons l’idée d’être un assemblage de règles de fonctionnement, un automate assez complexe, mais un automate malgré tout.

Rédigé par Francois G Schmitt

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article